L’altruisme, une pathologie extraordinaire
C’est un peu provocatoire de parler de l’altruisme comme d’une pathologie, alors qu’il est considéré le plus souvent comme une qualité de cœur tout à fait méritoire. J’ai pourtant entendu cette expression dans la bouche de Moussa Nabati (psychanalyste) et j’ai trouvé très intéressant de l’envisager sous cet angle.
Nabati relie l’altruisme à la culpabilité de la victime innocente. Celle qui se sent coupable d’avoir été maltraitée. Parce qu’elle n’a pas reçu tout l’amour et la sécurité qui lui étaient nécessaires, elle s’estime intrinsèquement défaillante. Selon Nabati, l’altruisme serait une tentative de fuir cette culpabilité en se donnant bonne conscience : être gentil pour être aimé, se sacrifier pour montrer que je suis quelqu’un de bien… Comme si être soi (seulement soi) était une faute. Il n’est pas nécessaire d’avoir subi des sévices physiques pour cela. Lorsque l’enfant est négligé ou délaissé, parce que ses parents sont trop occupés, ou parce qu’ils vont mal, il souffre alors d’un manque de nourriture narcissique qui constitue déjà à son âge un traumatisme.
Et n’est-ce pas vrai, quelque part, que l’altruisme à des fondements pathologiques dans bien des cas ? Qui n’a jamais constaté ce déséquilibre chez soi ou autour de soi ? Si on caricature, c’est le bénévole de l’association qui en fait toujours plus que les autres, c’est celui ou celle qui se fait un devoir de se dévouer héroïquement pour sa famille, c’est le collègue qui ne peut pas s’empêcher de se charger des tâches qui ne sont pas les siennes, alors qu’il est déjà débordé… Comme si leur valeur et l’utilité de leur vie en dépendaient. C’est cette exigence irrépressible de donner et de se donner pour avoir le droit d’exister. Comme si être soi ne pouvait pas suffire à justifier le droit d’être là. Comme s’il fallait même s’en excuser et payer pour cela. Dans l’altruisme, je sens qu’il y a, bien dissimulé derrière, quelque chose d’une urgence et d’une attente désespérées d’être enfin reçue ! En ce sens, on peut dire que l’altruisme est une pathologie bien extraordinaire en effet ! Qui imaginerait à première vue que sous couvert d’une vertu quasi-héroïque, d’un devoir hautement moral, d’une qualité humaine qui force l’admiration, et d’un grand bien fourni au genre humain, l’altruisme puisse être l’enduit brillant qui donne un air désirable à un visage qui semblerait sinon inacceptable à son porteur ?
Cela me rappelle que toute expérience traumatique peut nous permettre de développer des ressources belles et louables. Mais tant qu’elles s’ancrent dans une fuite de soi, dans la peur du rejet ou de l’abandon, elles sont authentiquement pathologiques. La vraie résilience ne s’exprime pas dans des vertus, aussi estimées qu’elles puissent être, mais elle naît de la capacité à faire face et intégrer les versants sombres de son histoire. Elle passe par apaiser l’angoisse narcissique de son enfant intérieur et accepter l’imperfection de son être. C’est à ce prix que l’altruisme devient un don vraiment gratuit, libéré des enjeux de reconnaissance, de validation et des besoins inassouvis d’amour et de sécurité infantiles.
Je suis pour un altruisme léger et heureux, sincère. Mais il est rare en réalité ! Si j’essaie aujourd’hui de regarder ce qui anime mes actes d’altruisme… Il semble que cette honorable vertu ait dernièrement quitté mon chez moi. On dirait que mon cœur a changé. Peut-être que c’est pour le mieux. Ou bien ce sont les occasions qui m’ont manquées ? Quoi qu’il en soit, je sais déjà qu’à son prochain retour, je ne manquerai pas de jeter un œil éclairé sous le voile de mon altruisme. Non pas pour me culpabiliser de son éventuelle déviance, mais pour saisir l’opportunité de porter une douce lumière à l’enfant intérieur, à qui il arrive encore parfois de douter de pouvoir être aimé tel qu’il est.